Makerscovid.paris : une fabrique du transitoire en temps de crise continue

16 janvier 2021

L’horizon des événements

Texte paru dans Identités du transitoire aux Presses du Réel

Mardi 17 mars 2020, nous entrions tous en confinement avec un nouveau lexique de sociabilité – gestes barrières et règles de distanciation sociale. L’horizon papier de nos attestations de déplacement nous permettait juste de fermer nos ateliers. Nos formations, nos rencontres professionnelles, nos réunions disparaissaient dans le siphon d’un sablier sans perspective de retournement. Nous venions de quitter le temps d’avant sans date d’arrivée du temps d’après. Nous entrions tous en confinement suivant des règles précises et un agenda suspendu, hors de contrôle. La vague médiatique devançant le tsunami COVID19, un premier choc annonçait l’ampleur du défi sanitaire qui s’invitait en France : soignants, et soignantes, caissiers et caissières, magasiniers et magasinières, livreurs et livreuses n’avaient ni masques ni visières de protection en quantité suffisante pour tenir leur rôle de première ligne. Notre réflexe citoyen – au pays des ministères du Plan – fut de penser que ces produits peu complexes à produire arriveraient dans les prochaines 48h. Mais les masques, à force d’annonces, semblaient toujours s’évanouir à l’horizon. Le visage France masquait mal la mince ambiguïté sur l’agilité et la réactivité de son industrie à faire face.  Avec  son économie dopée au tertiaire et aux chaînes de valeurs mondiales, la production de biens  essentiels en temps de crise sanitaire devenait le maillon faible, des médicaments aux visières. 

Jeudi 19 mars, les premiers échanges entre amis adhérents d’ateliers de fabrication et personnels soignants commencèrent. La rencontre peu probable mais immédiate entre des hôpitaux parisiens – La Pitié Salpêtrière, St Louis et Lariboisière – et des tiers lieux de fabrication parisiens – Volumes, WoMa, Ars Longa, Mon atelier en Ville, HomeMakers – permit rapidement de définir des besoins et d’offrir une réponse. Très vite, des premiers tests d’impression 3D pour visières furent validés et différents ateliers partagèrent leurs fichiers ouverts et les procédures de montage et d’organisation du travail associés en amont et en aval de la fabrication, du besoin identifié jusqu’à la livraison. Très vite notre organisation collective s’améliorait, nos procédures se reliaient, un meilleur rendement de fabrication trouvait ces marques dans un univers principalement orienté vers du prototypage. Nous expérimentions le concept de micro-usine et nous nous engagions sans l’exprimer à répondre aux demandes qui doublaient toutes les 24h. Elles aussi.

Lundi 23 mars, la ville de Paris contactait l’association Fab City Grand Paris pour connaître la capacité de notre réseau à combler la pénurie de matériel qu’à son tour la collectivité constatait et que  tous les professionnels faisaient remonter. En une journée, nous dessinions la nouvelle géographie d’un territoire productif au coeur du nord-est parisien : capacité à produire, à s’adapter, à coordonner, à distribuer de chaque unité fabricante investie pour ce milieu fabricant installé à cheval entre Paris et sa banlieue. Il y eut bien un instant de sidération face à cette situation : les hôpitaux publics n’avaient pas de stocks disponibles et n’en auraient pas dans les jours suivants. Les caissiers et caissières, les magasiniers et magasinières, les livreurs et livreuses, les éboueurs et éboueuses n’en auraient probablement pas du tout, au mieux dans trois semaines. Lundi 4 mai 2020, lorsque j’écris ces lignes, nous produisons toujours gratuitement des visières de protection, mais aussi des blouses, des surblouses et des masques de protection en tissus en échange de dons pour l’achat de matière première.

Manufacture d’idées


Dès le mercredi 25 mars, une dizaine d’ateliers livraient les premiers lots de visières, mais nos rendements restaient modestes. Du prototypage à la production de grosse série, il y avait une marche difficile à construire pour nos ateliers. Nous voulions porter le dossard micro usine, mais sans le bon entraînement, ni les bonnes jambes. Les demandes affluaient par dizaines, des lots à produire par centaines et quelques commandes par milliers (demande de 2000 unités par la DILT Paris le 26 mars 2020). Pour répondre à la demande nous devions modifier notre approche pour monter en productivité. Nous ne devions pas augmenter notre parc machine pour répondre à des dessins de visières homologuées qui n’étaient pas pensées pour de la production de masse, mais redessiner des projets  pour construire notre offre en adéquation avec nos outils, dans un rapport concerté avec les utilisateurs. Plusieurs designers ont rapidement proposé des design de visières 5 à 10 fois plus rapides à produire et monter. 

A l’issue d’une semaine de production, la trentaine d’ateliers investis dans le consortium – à présent nommé Makerscovid.paris – s’est naturellement retrouvée dans une organisation coopérative, en rhizome, efficace pour tenir la promesse d’une offre de production plus importante et préservant l’agilité de réponses ciblées par quartier. Je choisis le terme “rhizome” pour la représentation d’une structuration non hiérarchique et non centralisée « Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes »Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille plateaux, 1980. Cet assemblage original dans le monde de la fabrication permet de construire rapidement une chaîne de production élaborée (gestion des stocks entrées/sorties, conception, fabrication, distribution) et distribuée sur un territoire, sur de courtes distances entre chaque entité. Chaque atelier sait se réorganiser – temporairement – en brique ouvrière ou logistique d’un mécano collaboratif plus grand, au service d’une demande plus soutenue ou d’un périmètre d’action plus large. Jusqu’à présent MakersCovid.paris garantissait l’autonomie de chaque atelier qui s’était investi dans notre dispositif d’urgence. Chaque atelier ne s’engageait pas sur une durée de collaboration mais sur des lots à produire qu’il définissait lui-même. Un atelier pouvait être à la fois le centre organisationnel d’une réponse à une ou plusieurs demandes mais aussi la maille fabricante d’u autre atelier sur une autre commande. Pour concevoir puis manoeuvrer une organisation ouverte, en rhizome – flat organisation – que nous nommons aussi fabrication distribuée, la confiance et la transparence sont les deux qualités essentielles au bon fonctionnement de ce dispositif puissant mais fragile. L’expérience MakersCovid.paris s’appuie sur un dispositif associant les principes de crowd manufacturing et logistic, intégré au cœur d’une communauté “connectée”. 

 

Les outils 

La semaine du 30 mars 2020, le collectif Makerscovid.paris mit en place un outil de gestion des données nécessaire à la bonne articulation de l’offre en fabrication et des besoins exprimés prenant la forme d’un tableur dynamique automatisé mis à jour quotidiennement, Covid19_Fab_distribuee. Plusieurs onglets permettent d’identifier en temps réel les demandes, les stocks, les références, les structures fabricantes accessibles, les ressources bénévoles disponibles, les achats en cours, les fournisseurs, les parcours livraison, les financements MakersCovid en cours et en attente. Lundi 4 mai 2020, plus de 333 sollicitations étaient en cours de traitement pour réaliser des visières de protection, des masques tissus, des blouses et surblouses, des ouvre-portes. Conditionnées par lots de 10 à  2000, nous totalisons à cette date 27076 unités produites et 20548 unités livrées. La force organisationnelle, silencieuse mais implacable de l’outil de gestion est indispensable à à un fonctionnement distribué. Il rend l’ouvrage collaboratif “pensable” collectivement. Il en devient presque le chef d’orchestre d’une performance d’équilibrisme où chacun tient sa part d’activité, de responsabilité. Compter, identifier, notifier, commenter ensemble en temps réel les activités productives de chacun, les possibilités de stockage et d’aiguillage de la matière première et des unités produites.  Chacun est informé et responsable de la qualité matricielle du projet. Ouvert et collaboratif, l’outil de gestion réalisé grâce à une application de tableur en ligne, Google Sheets, a offert au groupe une capacité de calcul, d’archivage, d’automatisation simple. Si nous sommes tous conscients que l’utilisation de cet outil offre un service gratuit en échange de règles de mise à disposition de nos contenus et données pour Google, nous acceptons ce contrat invisible.  Même pour les plus suspicieux d’entre nous, Google Sheets reste le meilleur dénominateur commun pour conjuguer une réponse collective à la somme de nos volontés, de notre multitude.

La communauté 

La gestion d’un système n’est rien si l’animation de la communauté temporairement constituée ne peut pas “acter” l’engagement commun et animer la gouvernance, la vie sociale et politique du groupe. Fin mars le consortium Makerscovid.paris regroupait des associations, des entreprises, une école de graphisme de la ville de Paris, de nombreuses entreprises individuelles et une cinquantaine d’habitants proposant leur aide dans différents domaines du dispositif. Le confinement rendant impossible une rencontre physique des participants, l’association Fab City Grand Paris proposa d’accueillir le consortium sur la plateforme de dialogue en ligne Slack attribuée à l’association fabcityparis.slack.com, accessible à toute personne souhaitant s’impliquer. Comparable à un salon de discussions sur un thème, chaque membre inscrit peut intervenir et interpeller d’autres membres en fonction de ses besoins ou de ses missions. Ce salon ouvert nous a permis d’organiser d’autres salons d’apartés, de structurer une mémoire du projet et l’animation simple et conviviale de l’ensemble de la communauté, à distance. Cet hyper-salon offre aussi des capacités d’inter-opérabilité avec de nombreux autres systèmes et outils logiciels de gestion par objectifs et projets ( Trello, Asana, Google Drive, Google Agenda). Une fois encore, nous pouvions faire face à l’urgence en moins de 48h et mettre en commun nos forces de travail et une communauté de plus de 100 personnes fin avril. Bien sûr, la clé du dispositif n’est pas l’outil, mais il permet de construire les membranes de travail et de transparence  indispensables à la construction et la gestion collective de la confiance qui est au coeur de ce récit de l’urgence. Pas de réelle gouvernance, pas d’esquisse d’une stratégie à plus long terme qu’une semaine. Notre force serait notre faiblesse.

L’économie de l’expérience

Dans l’urgence, le pilotage du consortium a rapidement validé un modèle don / contre don pour engager des forces très diverses sur un objectif commun. Nous n’avions ni la volonté et ni la capacité d’organiser la complexité d’une centrale d’offre avec ses multiples obligations contractuelles. Nous faisions don de notre temps et de nos outils de travail pour produire des visières de protection dont nous connaissions les coûts matières en échange de dons financier de particuliers sur notre compte HelloAsso, nous permettant ainsi d’acheter la matière et d’amortir le coût d’entretien des machines. Ce système d’échange sobre permettait une mise commun simple et rapide de nos énergies. Et l’association Fab City Grand Paris avance un droit de tirage de 15 000 euros pour lancer l’achat de matière première nécessaire aux différents acteurs du collectif.
Mais nos situations économiques, organisationnelles et opérationnelles très diverses ont mis à nu l’immense disparité des risques engagés par chaque acteur de Makerscovid.paris. Fin avril, nous devions constater que la simplicité du modèle économique choisi avait aussi ses limites. Au 4 mai, nos espoirs de soutiens publics et privés s’épuisaient, et le bénévolat n’était plus tenable financièrement pour plusieurs ateliers, incapables de continuer l’aventure à perte. 

Design d’urgence

Parmi les initiatives remarquables produites par Makerscovid.paris, deux propositions de design, l’une d’objet et l’autre de service, me semblent intéressantes à partager. 

Dès les premiers jours de déploiement des actions, plusieurs échanges entre les designers permirent de constituer un catalogue de références des visières en fichiers ouverts – visibles et accessibles à tous les demandeurs.  Concernant les visières de protection, la plupart des fichiers référencés étaient des améliorations de projets existants, souvent associés à une seule technique de conception, l’impression 3D (extrusion) avec du filament de PET ou PLA. Bon terrain de jeu pour les possesseurs d’imprimantes 3D personnelles, ces fichiers sont long à imprimer (de 30 min à 1h l’unité) et les montages quelquefois délicats pour une fabrication en série. Et pour certains designers bons connaisseurs des capacités productives dans nos ateliers, l’impression 3D n’apparaissait pas adaptée à l’urgence des besoins rencontrés, aux processus de montage que nous envisagions pour passer à une nouvelle échelle de production / distribution, plus performantes, plus rapide. 

Le projet FOLDED est né de ce constat : dessinée et prototypée par le designer Aruna Ratnayake, elle est devenu en quelques jours un standard puissant pour produire plus et mieux. Validée moins de 6h après la production du 1er prototype par les utilisateurs, le personnel hospitalier, FOLDED fut produite en volumes importants par les différents ateliers. 

La démarche du créateur de FOLDED est simple : il faut une visière facile à fabriquer en atelier, facile à monter et qui garantisse le moins de déchets possible en production. Le dessin de FOLDED fut réalisé en 2 jours grâce à une bonne connaissance des matériaux (leurs qualités et leurs coûts) et des capacités fabricantes dans chaque atelier (parcs de machines découpe laser, impression 3D) et des retours utilisateurs quasiment instantanés grâce à la proximité des utilisateurs (hôpitaux, commerces de première nécessité). Mise sous licence Creative Commons, les visières FOLDED peuvent être produites en moins d’une minute, permettant au collectif de multiplier la production de visières par 30 en une journée. 

Au pic de la demande, plusieurs ateliers furent rapidement confrontés aux limites d’accueil des bénévoles sur nos sites tout en cherchant plus de main d’oeuvre pour les opérations de montage. Celles-ci ne nécessitant aucune compétence particulière, nous avons imaginé l’externalisation de cette tâche facilement exécutable à la maison. Après des essais concluants auprès de premiers volontaires proches, nos co-confinés, nous avons rapidement proposé à plusieurs réseaux cette idée de fabrique à la maison. Rapidement, des dizaines de volontaires nous ont contactés pour mettre à disposition du temps de montage chez eux. Nous définissons alors un kit Factory@Home de 100 unités à monter chez soi que nous distribuons à chaque participant le jour J pour une collecte des unités montées à J+2. Le kit, conçu comme une unité de temps disponible à la construction ( 1 kit = 100 visières = 3h30 de montage), permet d’insérer naturellement cette nouvelle contrainte dans un agenda souvent bien occupé. Chaque participant définit sa capacité de montage domestique en s’engageant sur un ou plusieurs kits. En 48 heures, 41 personnes situées à Paris et sa banlieue Nord-Est se proposèrent pour participer à Factory@Home. Afin d’accompagner cette aide domestique, des documents graphiques de communication furent conçus et réalisés comme des notices du kit mais aussi comme un outil de médiation.

Effets multiplicateurs pour crise continue

Mi-avril, la presse faisait renaître les valeureux FabLab face à la crise des masques. En direct sur LCI, France Info et dans la presse écrite comme le Monde ou WeDemain, le maker redevenait la figure romantique d’une révolution industrielle relocalisée, la cheville ouvrière d’une fabrication « pas loin de chez nous ». Une fois encore, l’imprimante 3D bon marché magnétisait l’attention des commentateurs. L’objet magique devenait le Caducée de nos sociétés malades des biens manufacturés fabriqués trop loin. Ce retour en grâce des tiers-lieux fabricants, encapsulés dans quelques dizaines de secondes médiatiques, réduisait une fois encore l’image et l’expression de l’atelier à un démonstrateur de bout de gondole technophile. 

Cette crise met à nu l’aporie d’un pays dopé au tertiaire et révèle les ponts oubliés entre les besoins et l’offre d’un territoire par la synergie de ses multiples fabricants. L’enjeu de mettre en lumière des faiblesses pour pousser les opportunités d’une relocalisation n’est pas encore pris au sérieux. Pourtant, en mobilisant intelligemment des ressources locales (ressources renouvelables, économie circulaire…), en se connectant aux réseaux collaboratifs mondiaux (data, conception, savoir-faire, etc.), nous offrons un socle de construction collectif puissant pour un re-équilibrage de l’offre et la demande, et maîtriser les fuites économiques. 

Depuis les années 60, la France favorise l’inscription de son économie dans les chaînes de valeur globales en se spécialisant sur les activités lui offrant une forte compétitivité. Aujourd’hui, ré-enraciner la fabrication est un rééquilibrage de nos économies globalisées est une fois de plus flagrant face à la crise sanitaire que nous traversons. Nous n’avons écologiquement et économiquement plus le choix. Ces dernières années, le débat sur la «ré-industralisation» a mis en évidence le mythe de « l’entreprise sans usine » et le « coût global » des chaînes d’approvisionnement internationalisées : problèmes de qualité, manque de réactivité, violation de la propriété intellectuelle, risque d’image lié aux impacts sociaux et environnementaux des fournisseurs, frein à l’adaptation et la personnalisation de l’offre. Mais ce que révèle cette crise est qu’il est difficile de rester maître d’une situation sans ses propres outils, qu’il est difficile de s’adapter en innovant si l’on ne sait plus fabriquer. Nous devons reconstruire les lignes qui se tissent nos récits à la main. L’effet d’entraînement de la fabrication sur l’ensemble du tissu économique est essentiel à réactiver. La perspective d’un territoire fabricant, d’une manufacture distribuée riche de sa diversité est un volant d’inertie puissant pour faire circuler durablement les richesses – en favorisant les échanges – au sein d’une économie locale. Sans outil productif, cet effet économique multiplicateur ne peut s’exercer pleinement.

MakersCovid.paris est une expérience de manufacture ouverte modeste dans le temps, dans ses formes. Mais elle a su inventer ses propres protocoles d’organisation, de gestion et de gouvernance pour porter son projet et monter en complexité dans un contexte extraordinaire. Et nos mains ont porté nos têtes. Elles ont su favoriser un champ d’opportunités, c’est à dire produire instantanément des objets que l’on pouvait légitimement fabriquer à partir des parentés de savoir-faire qui nous entouraient. 

C’est maintenant une crise économique qui nous attend et qui va être très longue, générer d’importantes ruptures d’approvisionnements dans de très nombreux secteurs  – au – delà du médical – et créer d’immenses incertitudes pour l’emploi. S’il est encore tôt pour en dessiner les contours exacts, ce qui vient à nous est un défi que nous devrons relever sur plusieurs générations. Cet horizon des événements peut aussi devenir un puissant tremplin pour travailler nos équilibres, nos opportunités résilientes, notre capacité à re-Faire. Il faut s’y préparer.

Vincent Guimas

Urbaniste, Programmiste & Faiseur