Mécaniques de la maquette ou l’art du voyage immobile

4 avril 2022

Épisode 1
10 ans, 10 maquettes, les noces d’étain entre Ars Longa et Accès Culture.

Comment capter l’émotion d’un lieu de culture lorsqu’on est aveugle ou malvoyant ? Comment la main
et l’ouïe permettent-elles de cheminer ensemble et de saisir les émotions d’un bâtiment ? 
C’est le pari de l’association Accès Culture que nous accompagnons depuis presque 10 ans.

Depuis 2013, ce partenariat a pour objectif de développer et concevoir des maquettes tactiles à destination des personnes aveugles et malvoyantes, favorisant la découverte de lieux culturels emblématiques.

L’aventure commence avec la réalisation des maquettes de l’Opéra Comique de Paris et de l’Auditorium de Dijon. Les projets suivants seront le Théâtre National de la Danse, le Théâtre de Chaillot de Paris, l’Archipel, scène nationale de Perpignan, la Comédie de Caen, la Fabrica du Festival d’Avignon et la Scène Nationale d’Albi. Pour cette année 2022, l’équipe relève un nouveau défi : la Cour d’honneur du Palais des Papes pour le festival d’Avignon.

Co-Conception avec Accès Culture

Depuis 1990, Accès Culture accompagne des structures culturelles pour développer une nouvelle offre de service et d’accessibilité au spectacle vivant pour des personnes en situation de handicap visuel grâce à l’audiodescription. 

En 2013, Rémi de Fournas (audiodescripteur et guide conférencier) a poussé la porte de notre atelier pour imaginer ensemble ce que pourrait être une maquette comme guide de  visite racontée. Le premier projet fut l’Opéra Comique, et un dialogue entre récit et matière commença. Plusieurs autres projets se sont succédé depuis, à chaque fois améliorant la qualité, la quantité de maquettes et la conjugaison entre deux écritures, l’éloquence et l’atelier. 

Une histoire comme on arpente un lieu

Concevoir et construire une maquette est un travail de simplification. Concevoir et produire une maquette tactile est un travail d’amplification. La mise en récit commande les choix de matériaux et de conception. L’histoire racontée aux aveugles et malvoyants est un récit historique où trônent des statues, des colonnes ou une porte à l’histoire singulière. Mais c’est aussi un récit technique où la descente de décors depuis la cage de scène ou l’adaptation d’un atelier dans des coursives étroites d’un vieux bâtiment classé doivent trouver une singularité sous la pulpe du doigt.

Une enquête de terrain. Notre travail commence avec une visite des lieux accompagnés du directeur ou du responsable du théâtre. Lors de cette déambulation, nous mettons en place une esquisse de récit, une tactique narrative. Cette expérience ressentie à échelle 1 pré-modélise la petite échelle et s’accompagne d’une question centrale : comment appréhender et sentir ces différents espaces par la grammaire du toucher ?

Après la visite, un premier jet d’écriture a lieu pour lancer le dialogue entre récit et matière. Le travail de traduction du designer et artisan Thibaut Louvet prend toute son ampleur lors de cette phase de premier prototypage. Une première épreuve de la maquette est ensuite testée avec des aveugles et malvoyants pour valider – ou non – nos intuitions. Qu’est ce que l’on comprend de la relation entre discours et matière ? Quelles sont les impasses de ce dialogue entre le toucher et l’ouïe ? Sommes-nous d’accord sur ce que l’espace nous fait ressentir ? La maquette est au service du ressenti et doit quelquefois s’éloigner de la réalité architecturale pour s’approcher d’une réalité émotionnelle.

2 formats, 3 maquettes

Chaque projet explore deux formats de maquettes : des petites maquettes individuelles (25 cm environ), qui présentent l’intérêt d’une médiation plus efficace où chaque malvoyant suit l’histoire du narrateur sur sa propre maquette, et des grandes maquettes uniques (échelle 1/100ème) qui sont des objets plus polyvalents, participatifs, qui servent aussi d’objet d’exposition hors des temps de médiation.

Chaque maquette se divise en 3 parties :

En entrée, un plan de la ville permet de situer le lieu par rapport aux points structurants de la ville. Les éléments naturels (fleuve, montagne, forêt, etc…), les infrastructures routières (les axes principaux comme les autoroutes, le périphérique, les boulevards, etc…) ainsi que les bâtiments historiques et d’intérêts.

Une deuxième maquette de masse permet de présenter l’ensemble du bâtiment – ou bien souvent des bâtiments – afin de voir comment s’organisent spatialement les liens entre la salle de représentation, les zones techniques (atelier, quai de déchargement mais aussi coulisse, régie, etc…) ainsi que les zones d’accueil (billetterie, buvette, foyer).

Dans chacun de ces espaces se cache une histoire singulière, l’âme du lieu : la remise en question des fonctions d’un bâtiment ancien qui doit évoluer au rythme des nouvelles modes et obligations, l’orgueil et les doutes de nouveaux bâtiments qui découvrent leurs faiblesses d’usages ou d’utilisation tout en gardant l’image, le signe d’une vision, celle d’un architecte et d’une ville.

Et enfin, la maquette de coupe de la salle de spectacle qui permet de plonger les mains dans le bâtiment, de suivre le chemin qui nous amène de notre place à la scène, de cour à jardin. De suivre les acteurs dans les coulisses, ou les techniciens perchés dans la régie ou sur les grills, la cage de scène surplombant la scène.

Interpréter l’expérience visuelle de la visite d’un bâtiment culturel pour construire un voyage immobile tactile est un art en soi. Le décor à concevoir n’est pas derrière le narrateur, mais sous les doigts du visiteur. Les variations de matériaux, leurs transformations et assemblages deviennent une sémantique à part entière. Près de dix ans après la première maquette, le prolixe Rémi de Fournas dialogue merveilleusement bien avec notre taiseux chef d’atelier Thibaut Louvet. Le verbe s’est fait matière.

Maquette tactile de l’Auditorium de Dijon
Access Culture, réalisation de Thibaut Louvet